Précarité et observance
La notion de précarité dans le domaine de l’observance aux traitements antirétroviraux est un paramètre qui est soulevé par la plupart des intervenants qui travaillent sur ce sujet. On constate effectivement une accentuation d’une population précarisée qui elle aussi est touchée par les difficultés liées aux traitements. Cet article a pour objectif de faire le point sur les spécificités du suivi de la personne en traitement et qui se retrouve dans une situation de précarité. Y’a t’il des différences fondamentales dans cette prise en charge? Quelles sont les difficultés auxquelles ces personnes sont confrontées? Comment bien suivre son traitement en cohabitant avec une perte de repères au niveau de l’espace, du temps?
Ces interrogations nous amènent à réfléchir sur nos moyens d’actions, sur la connaissance de ces populations et de leurs interactions avec les objectifs thérapeutiques.
I) INTRODUCTION
Le concept de précarité englobe les SDF et les démunis. Il comprend également les situations où la qualité et les conditions de vie (dont l’hébergement, l’alimentation, l’accès à l'éducation, à la culture, à l’information) et le bien-être social (dont la situation administrative et la garantie d’accès aux droits) ne sont pas assurés. Toute situation de précarité dans n’importe lequel des aspects énumérés ci-dessus doit être considérée comme étant capable de limiter l'accès aux soins et à l’origine de situations d'échec des soins proposés. (Dr E. Casalino – Pr. E. Bouvet, Tuberculose et précarité, site www.resomed.net)
Cela se traduit par
· Revenus incertains, insuffisants ou très dépendants d’une personne et ne permettant pas d’accéder à un logement stable
Exemples : absences de droits au RMI, absence de revenus et interdiction de travailler, travail occasionnel et très peu qualifié, travail pénible inadapté et préjudiciable à la santé détériorée du patient, travail au noir, prostitution, trafics divers, mendicité, quête d’aides financières auprès de l’entourage ou des assistantes sociales, etc.
· Absence de logement
Exemples : la rue, le SAMU SOCIAL, etc.
· Logement précaire au niveau salubrité, sécurité et/ou permanence
Exemples : squat, logement insalubre, hébergement dans la famille ou chez des amis, chambre partagée dans un foyer de migrants, foyer d’hébergement temporaire, etc.
· Alimentation insuffisante, repas déséquilibrés et/ou irrégulier
Exemples : jours sans véritable repas, repas du midi sauté parce que le foyer ou les organismes caritatifs accessibles n’assurent que le repas du soir, etc.
· Absence ou ignorance des droits, ignorance ou crainte des circuits de soins accessibles
Exemples : sans-papiers, « esclaves modernes », contacts seulement intra-communautaires, non-francophones et illettrés, problèmes de santé pris en considération que lorsqu’ils sont important, lorsqu’ils empêchent de travailler par exemple, etc.
L’étude IPPOTHES s’est chargée de définir des critères nous permettant de bien définir qui est en situation précarisée, en particulier chez un population exposé fortement à ce problèmes : les femmes.
Critères de précarité utilisés dans l’enquête IPPOTHES 2002 (Initiative pratique pour l’observance thérapeutique dans le sida; coordonnées par le Dr Bideault) sur les femmes et l’observance dans le VIH
- un logement en hôtel social ou foyer ou bien sans domicile fixe
- le fait de n’avoir pris aucun ou un seul repas la veille de l’enquête
- ne pas avoir de couverture sociale immédiate par la Sécurité Sociale
- bénéficier de la CMU
- ne bénéficier d’aucune aide ou seulement du RMI
- n’avoir aucun revenu mensuel ou moins de 534 euros/mois (env. 3500F)pour une personne seule ou moins de 915 euros/mois (env. 6000F) pour une femme avec au moins une personne à charge
Critères de vulnérabilité utilisés dans l’enquête IPPOTHES 2002
- ne parle ni ne lit le français
- un faible niveau scolaire
- une instabilité professionnelle
- la prostitution
- la dépression
- la prise de psychotropes et des antécédents d’hospitalisation psychiatrique
- l’alcoolisme : plus de 28 verres d’alcool par semaine, une toxicomanie active sur l’un des produits suivants : héroïne, crack…
Comment situer une personne séropositive n’ayant pour tout revenu que son allocation COTOREP ?
Le CREDOC précise que la pauvreté est quelque chose qui se ressent. Ainsi, dit le CREDOC, avec 4000 francs par mois, une personne seule peut considérer avoir suffisamment de ressources pour vivre, alors qu’une autre peut s’estimer en difficulté
II - Enquête IPPOTHES 1999 - L’observance des patients infectés par le VIH et en situation de précarité
· Observance définie par la prise de 100 % des médicaments pendant 6 mois, avec une interruption possible inférieure à 1 semaine
· 528 personnes VIH (sida dans 25% des cas) recrutées dans 27 centres français ( hôpitaux, centres médico-sociaux, 3 prisons) sous traitement depuis plus de 6 mois et en situation de multivulnérabilité ont participé à l’enquête
· 68 % d’hommes, 50 % toxicomanes, moyenne age : 37 ans
· La population de l’étude était très précarisée
- 35% avaient un très faible niveau scolaire
- 30% ne prenaient qu’un ou aucun repas par jour
- 69% étaient sans profession
- 32% avaient moins de 3000F par mois
· Toutefois 92% bénéficiaient d’une prise en charge sociale
Résultats de l’enquête
- 65 % des personnes interrogées ont été jugées « bon observant », ce qui est peu près similaire à ce qui est constaté dans les autres groupes de patients
- Selon le Dr de Truchis « L’enquête montre (…) qu’à condition de mettre en place les structures nécessaires il n’est pas impossible d’arriver à faire entrer dans des circuits de soins des patients en grande précarité et à obtenir un bon niveau d’observance »
L’enquête fait ressortir certains points
- Plus la précarité est importante et plus les difficultés d’observance du traitement sont élevées
- L’apparition de la maladie majore les difficultés d’observance (ce qui vient contredire l’idée communément admise, selon laquelle les patients asymptomatiques sont moins bons observants que les personnes malades)
- L’observance est significativement moins bonne chez les femmes que chez les hommes (56% contre 69%) mais cette différence concerne essentiellement les femmes jeunes ayant des enfants à charge, les femmes ayant un faible niveau d’éducation et d’information sur la maladie, les femmes toxicomanes et celles se trouvant en situation de grande précarité sociale.
III - Enquête IPPOTHES 2002 - Femmes et observance dans le VIH
· Cette enquête fait suite à celle de 1999. Il s’agissait de comprendre la différence d’observance hommes/femmes et de savoir si la mauvaise observance était liée aux femmes ou à des conditions de vie les fragilisant davantage.
· 668 femmes séropositives (25% sida, 50% se plaignent de lipodystrophies) recrutées dans 37 centres (hôpitaux, réseaux ville-hôpital, centres d’accueil médico-sociaux), précarisées ou non, avec un traitement depuis plus de 6 mois (pris ou non)
· Observance : le principal critère était la prise de 95% des doses au cours des 4 jours précédents
· Plusieurs éléments statistiques permettent de penser que la population des femmes ayant participé à l’enquête est représentative de l’ensemble des femmes touchées par l’infection VIH
- Cette enquête souligne que les femmes infectées par le VIH sont plus fréquemment en situation de précarité et de vulnérabilité par rapport à la population générale, une sur trois présentant un ou plusieurs facteurs de précarité, contre une sur cinq dans la population générale.
- C’est donc moins des différences homme/femme que des disparités sociales qui expliquent leurs difficultés d’observance des traitements (d’où le grand intérêt de cette enquête en ce qui concerne les liens entre précarité et observance)
· Quelques caractéristiques de la population étudiée
- age moyen : 39 ans (19 à 82 ans)
- 52% n’ont pas d’activité professionnelle
- plus d’un tiers ont des revenus inférieurs à 3500F pour une personne seule, ou 6000F avec une personne à charge
- 36% sont en situation de précarité financière
- 5% n’ont pas de logement stable
- 11% n’avaient pris qu’un seul ou aucun repas la veille
- 58% vivent seules
- 60% ont un partenaire sexuel
- 2/3 ont un ou plusieurs enfants, la moitié de ces enfants ne vivent pas avec leur mère
- 41% des femmes de moins de 45 ans expriment un désir de grossesse
- 42% sont d’origine étrangère mais résident en France depuis 12,5 ans en moyenne
- 1/3 des femmes sont dépressives (contre 10 à 20% dans la population générale)
- 11% ont déjà été hospitalisées dans une unité psychiatrique (contre 2% pour la population générale)
- 28% sont ou ont été toxicomanes
Résultats de cette seconde enquête IPPOTHES
- 74% des femmes interrogées ont été jugées avoir une bonne observance de leur traitement
Facteurs de mauvaise observance révélés par l’enquête et liés à la situation des personnes
- absence de logement stable
- faible niveau de revenus
- absence de travail
- présence d’éléments dépressifs
- consommation active de tabac, alcool et stupéfiants
- avoir un ou plusieurs enfants, qu’ils soient à charge ou non
La proportion de femmes ayant une bonne observance est faible parmi celles qui ont des enfants, même si la moitié des enfants ne vivent pas avec leur mère.
Facteurs de mauvaise observance « classiques » révélés par l’enquête
· Contraintes liées au traitement
- En particulier les contraintes liées aux repas (prises à jeun par exemple, ou obligatoirement pendant un repas) et la compatibilité des horaires de prise avec les activités quotidiennes
· Effets indésirables des médicaments
· Mauvaise connaissance de la maladie
· Manque de confiance dans le médecin
- Plus les médecins sont convaincus et convaincants sur l’efficacité des traitements, plus ceux-ci seront suivis par leur patiente
- Le Dr Françoise Linard, psychiatre, (article « La précarité handicape l’observance », sur www.doctissimo.fr) souligne le fait que 50% de femmes se plaignent de lipodystrophies mais, dit-elle, « ce sont davantage les petits signes que les femmes mettent en avant, comme les troubles digestifs, la fatigue, des symptômes insuffisamment pris en considération par les médecins car insoignables. Elles ont l’impression de ne pas être écoutées et si l’ont n’écoute pas leurs difficultés le traitement se passe mal »
« Idées reçues » remises en question par cette enquête
· Le fait d’avoir des enfants rend la prise des traitements plus difficile pour les femmes, que les enfants soient à charge ou non
· Les femmes suivent leur traitement de la même façon, qu’elles aient la nationalité française ou non et quelle que soit leur situation maritale
· L’ancienneté du séjour en France (pour celles d’origine étrangère) ou la possession ou non d’une carte de séjour n’a pas d’influence sur le niveau d’observance
· Pour celle ayant un travail (48%) le nombre d’heures travaillées, le type de contrat et le fait de travailler avec des horaires fixes ou flexibles et le travail de nuit n’ont pas d’influence sur l’observance
· Le niveau d’étude n’a pas d’influence sur l’observance
· Le fait de maîtriser le français et de savoir le lire ou non n’a pas d’influence sur l’observance
L’enquête montre aussi que le cumul des situations de précarité ou de vulnérabilité aggrave les difficultés de suivi des traitements
· Ainsi, le risque de mauvaise observance est multiplié par deux lorsque les femmes cumulent deux ou plusieurs critères de précarité ou de vulnérabilité
· Pour les femmes connaissant plus de deux situations de vulnérabilité (dépression, absence de travail, alcoolisme…) le risque est multiplié par quatre
IV – Propositions pour améliorer l’observance de la population précarisée
· La précarité et la vulnérabilité des patients doivent être évalués systématiquement et pris en compte pour orienter plus spécifiquement, si nécessaire, la prise en charge
· Face à un patient en situation de précarité la prise en charge doit être nécessairement, au minimum, médico-sociale
En l’absence de prise en charge sociale de qualité le nombre de perdus de vue peut être important, en particulier parmi la population en situation irrégulière en France.
· A défaut de prise en charge psychologique sur le lieu de prescription la possibilité d’une prise en charge psychologique extérieure, gratuite, devrait être proposée, avec des coordonnées précises
Exemple : réseau ville-hôpital
· Une consultation spécifique, centrée sur l’observance, devrait être proposée
· Facteurs importants à considérer dans la prise en charge
Prise en charge sociale
- Sexe
- Couverture maladie
- Grande précarité
Augmenter fréquence des consultations, nombre d’intervenants impliqués, aides matérielles et financières offertes…
- Absence de logement stable, salubre ou sécure. Promiscuité importante.
Recherche de solutions pour améliorer la situation
Anticiper les situations de rupture avec l’entourage
Faciliter accès aux lieux de soin (en particulier coût des transports)
Offrir des consignes de stockage des médicaments aisément accessibles
Etc.
- Absence de travail et/ou faible niveau de revenu
- Enfants, qu’ils soient à charge ou non. Mère (ou père) célibataire.
- Handicap
- Etc.
Prise en charge médico-psychologique
- Horaires de consultation adaptés et souples
- Protéger la confidentialité
diminuer risque rejet par l’entourage
- Maladies opportunistes
Augmentent les risques de mauvaise observance
- Effets secondaires, plaintes somatiques
Une collaboration médecin/psychologue/psychiatre peut faciliter l’évaluation des souffrances liées à la maladie ou aux traitements (lipodystrophies, fatigue, effets secondaires pénibles minimisés…) pour améliorer leur prise en charge
Prendre en considération toutes les plaintes somatiques des patients, leur proposer un traitement symptomatique ou les informer sur les difficultés à traiter certains symptômes (fatigue, etc.)
- Etc.
Prise en charge psychologique et psychiatrique
- Dépistage des facteurs de vulnérabilité
* Troubles névrotiques, en particulier dépression
* Troubles psychiatriques et neuropsychologiques, retards mentaux
* Addictions (alcool, stupéfiants, psychotropes)
* Acceptation ou non du diagnostic par le patient ou par son entourage
* Secret de la séropositivité non partagé (isolement, anxiété, méfiance, dépression...)
* Etc.
Consultation d’observance
- Adaptation du traitement en fonction de l’alimentation (si irrégularité des repas, de préférence traitement sans contraintes alimentaires) et des conditions d’hébergement (exemple : si vie en collectivité et secret non partagé, pas de médicaments à conserver au réfrigérateur. Attention aussi aux modifications du comportement pouvant être provoquées par certains traitements)
- Adaptation des prises en fonction du mode de vie (informer le patient sur les raisons des contraintes horaires et alimentaires afin qu’il puisse modifier seul, si nécessaire, l’organisation des prises). Conseiller au patient d’avoir une ou deux prises sur lui.
- Informer les patients des effets indésirables possibles des traitements, de la possibilité de prendre en charge certains de ces effets, de leur durée moyenne lors d’un début ou d’un changement de traitement, de la possibilité, s’ils sont trop importants et durables, de modifier le traitement.
- Bien informer, en termes simples, les patients sur la maladie, son évolution naturelle et avec les traitements, le mode d’action des médicaments, l’importance et les raisons de l’observance, du respect des délais entre les prises, du respect des interactions alimentaires, et vérifier que l’information est bien passée (feedback). Vérifier régulièrement cela lors des consultations ultérieures.
- Illettrisme, non maîtrise du français écrit ou parlé : les études ont montré que ce n’était pas un facteur influençant significativement l’observance. Ce sont toutefois des éléments à vérifier pour adapter la transmission de l’information (traducteur ?)et les supports laissés au patient.
- Le cumul des situations de précarité et/ou de vulnérabilité (cf. critères de l’enquête IPPOTHES 2002) doit considérablement augmenter l’attention portée au risque de difficultés d’observance rencontrées par le patient.
Travail en réseau
- Addictions (alcool, stupéfiants, psychotropes)
- Hébergement, alimentation
- Alphabétisation, cours de français, information sur les droits...
- Visites à domicile (handicapés)
- Associations de malades, d’immigrés...
- Sensibilisation des intervenants sociaux sur l’importance et le respect de la confidentialité
- Etc.